A relire : un article sur La Supplication de Svetlana Alexievitch, Prix Nobel de Littérature 2015
Cet article a été initialement publié dans la revue Regard sur l'Est #11, Quel horizon pour la BIélorussie ? (09/1998)
Rencontre avec Svetlana Alexievitch: Tchernobyl cet autre monde à réinventer
Cette grande dame de la littérature biélorusse vient de publier son dernier livre aux éditions J.C. Lattès, qui s'intitule La Supplication Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse.
Svetlana Alexievitch, figure contemporaine de la littérature est déjà célèbre pour ses ouvrages largement controversés autant dans son pays que dans la Russie actuelle. En effet, son livre La guerre n'a pas un visage de femme fut interdit de publication pour cause de “ destruction du mythe soviétique”. Elle fut également jugée à Minsk en 1992 pour atteinte portée à la mémoire des soldats soviétiques en Afghanistan, sujet brûlant traité dans son livre Les cercueils de Zinc.
Témoignages dans le silence
La Supplication — qui a pour titre original La Prière de Tchernobyl — est un concentré à l'état brut de voix humaines exilées sur leur propre terre. Ici, sur la terre biélorusse irradiée, rien n'est plus comme avant, rien ne sera plus comme avant, une catastrophe innommable a anéanti un pan du monde, un pan de la vie des hommes, un pan de l'âme biélorusse. Svetlana Alexievitch a accompli un devoir en allant recueillir ces nombreux témoignages des victimes de Tchernobyl. Elle a du fréquemment se confronter à des silences, d'abord celui des États et des administrations qui refusent le plus souvent de véritablement aborder le sujet, ou encore le silence des habitants eux-mêmes qui se murent dans une angoisse résignée — désolation sans fond. Se heurter, affronter ce mur de silence, aller voir et écouter au-delà pour mieux comprendre et se rapprocher de la solitude de chacune des victimes furent les objectifs de Svetlana Alexievitch. Ce livre est l'aboutissement d'un travail de quatre ans, il ne réunit pas moins de trente-sept témoignages individuels ou collectifs qui ont été sélectionnés parmi quelques cinq cents témoignages recueillis.
Le 26 avril 1986, à 1h 23...
De nombreuses voix se remémorent cette date fatidique, où dès lors un monde entier fut englouti sous terre, car tout était empoisonné la terre, l'eau, l'air et même la conscience des gens, il a fallu enterrer tout élément radioactif, des vêtements aux objets personnels en passant par des villages entiers jusqu'aux corps des hommes et animaux morts irradiés. La terre de Tchernobyl n'est plus qu'un vaste cimetière radioactif. Une jeune femme évoque l'enterrement de son mari (ce témoignage bouleversant se situe dans le Prologue du livre):
“Sous mes yeux... Dans son grand uniforme, on l'a glissé dans le sac en plastique que l'on a noué... Et ce sac, on l'a placé dans un cercueil en bois... Et ce cercueil, on l'a couvert d'un autre sac en plastique transparent, mais épais comme une toile cirée...Et l'on a mis tout cela dans un cercueil de zinc... Seule la casquette est restée dehors...”
Cette femme a accompagné son mari jusqu'à sa mort, au risque de perdre son enfant en restant au contact de son époux irradié qui était devenu selon l'infirmière “ un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination”. Un tel récit fait parti du quotidien dans les plaines de Gomel et de Moguilev. Les habitants des régions contaminées ont dû réinventer leur vie, leur mode de vie car les légumes et les fruits ne sont plus comestibles, la cueillette et la chasse furent interdites, sur cette terre agricole plus rien n'était bon à cultiver. Mais ces hommes et ces femmes se trouvent surtout confrontés à un danger invisible, à cet “atome” comme le nomment les personnes âgées, à cet air radioactif qui sent si fort la mort, une mort nouvelle, autre qui décime aveuglement. Les biélorusses ont du se familiariser à un autre rapport avec la mort et donc à un autre rapport avec l'amour. Réinventer l'amour, mais un amour étouffé par les peurs : la peur d'enfanter un nouveau-né mal formé, un monstre, la peur de la perte brusque de l'être aimé atteint d'un mal inexorable. Un nouveau pêché est même apparu “le pêché d'enfanter... Auparavant, jamais je n'avais entendu de tels mots”, témoigne une jeune fille qui vit dans le “ghetto” de Tchernobyl.
Au-delà de la fiction, le réel à l'état brut
Écrire un tel livre est tout d'abord une courageuse tentative de comprendre la catastrophe elle-même mais aussi ses conséquences, à ce propos un chœur populaire s'interroge : “Nous comparons sans cesse la catastrophe à la guerre. En fait... On peut comprendre la guerre... Mais cela? ” Svetlana Alexievitch n'a pas écrit un roman, une fiction et ce à cause du sujet même du livre qui est et qui reste un sujet hors-norme, parce qu'il n'a pas été encore assimilé dans la conscience des hommes et que les biélorusses commencent à peine à vivre avec. La fiction ici ne peut accomplir son rôle de représentation de la réalité, parce que cette dernière a été rasée, elle en est a un stade apocalyptique où les mots connus par les hommes ne suffisent plus. Tchernobyl nous confronte donc à cette indicible réalité brute et vierge de toute expérience antérieure. Tout au long des monologues et des dialogues des exclamations surgissent de manière récurrente: “ On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l'écrire !” Non, l'homme en cette fin de siècle ne peut pas encore raconter cette catastrophe et la longue traînée noire qu'elle laisse derrière elle, il ne peut — à l'image de Svetlana Alexievitch— que rapporter des témoignages, des paroles vives et douloureuses des victimes de Tchernobyl.
Un enseignant à l'Université de Gomel qui témoigne dans le livre s'interroge, et derrière cette interrogation perce les doutes de l'auteur elle-même:
“Pourquoi nos écrivains continuent-ils à parler de la guerre, des camps et se taisent sur cela ? Est-ce un hasard ? Je crois que si nous avions vaincu Tchernobyl, il y aurait plus de textes. Ou si nous l'avions compris. Mais nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n'en sommes pas capables. Car il est impossible de l'appliquer à notre expérience humaine ou à notre temps humain... Alors, vaut-il mieux se souvenir ou oublier? ”
Virginie Poitrasson
Œuvres de Svetlana Alexievitch traduites en français:
La Supplication, Paris, J.C.Lattès, 1998, 272 p.
Ensorcelés par la mort, Paris, Plon, 1995, 214 p.
Les cercueils de Zinc, Paris, Bourgeois, 1991, 295 p.
Rencontre avec Svetlana Alexievitch: Tchernobyl cet autre monde à réinventer
Cette grande dame de la littérature biélorusse vient de publier son dernier livre aux éditions J.C. Lattès, qui s'intitule La Supplication Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse.
Svetlana Alexievitch, figure contemporaine de la littérature est déjà célèbre pour ses ouvrages largement controversés autant dans son pays que dans la Russie actuelle. En effet, son livre La guerre n'a pas un visage de femme fut interdit de publication pour cause de “ destruction du mythe soviétique”. Elle fut également jugée à Minsk en 1992 pour atteinte portée à la mémoire des soldats soviétiques en Afghanistan, sujet brûlant traité dans son livre Les cercueils de Zinc.
Témoignages dans le silence
La Supplication — qui a pour titre original La Prière de Tchernobyl — est un concentré à l'état brut de voix humaines exilées sur leur propre terre. Ici, sur la terre biélorusse irradiée, rien n'est plus comme avant, rien ne sera plus comme avant, une catastrophe innommable a anéanti un pan du monde, un pan de la vie des hommes, un pan de l'âme biélorusse. Svetlana Alexievitch a accompli un devoir en allant recueillir ces nombreux témoignages des victimes de Tchernobyl. Elle a du fréquemment se confronter à des silences, d'abord celui des États et des administrations qui refusent le plus souvent de véritablement aborder le sujet, ou encore le silence des habitants eux-mêmes qui se murent dans une angoisse résignée — désolation sans fond. Se heurter, affronter ce mur de silence, aller voir et écouter au-delà pour mieux comprendre et se rapprocher de la solitude de chacune des victimes furent les objectifs de Svetlana Alexievitch. Ce livre est l'aboutissement d'un travail de quatre ans, il ne réunit pas moins de trente-sept témoignages individuels ou collectifs qui ont été sélectionnés parmi quelques cinq cents témoignages recueillis.
Le 26 avril 1986, à 1h 23...
De nombreuses voix se remémorent cette date fatidique, où dès lors un monde entier fut englouti sous terre, car tout était empoisonné la terre, l'eau, l'air et même la conscience des gens, il a fallu enterrer tout élément radioactif, des vêtements aux objets personnels en passant par des villages entiers jusqu'aux corps des hommes et animaux morts irradiés. La terre de Tchernobyl n'est plus qu'un vaste cimetière radioactif. Une jeune femme évoque l'enterrement de son mari (ce témoignage bouleversant se situe dans le Prologue du livre):
“Sous mes yeux... Dans son grand uniforme, on l'a glissé dans le sac en plastique que l'on a noué... Et ce sac, on l'a placé dans un cercueil en bois... Et ce cercueil, on l'a couvert d'un autre sac en plastique transparent, mais épais comme une toile cirée...Et l'on a mis tout cela dans un cercueil de zinc... Seule la casquette est restée dehors...”
Cette femme a accompagné son mari jusqu'à sa mort, au risque de perdre son enfant en restant au contact de son époux irradié qui était devenu selon l'infirmière “ un objet radioactif avec un fort coefficient de contamination”. Un tel récit fait parti du quotidien dans les plaines de Gomel et de Moguilev. Les habitants des régions contaminées ont dû réinventer leur vie, leur mode de vie car les légumes et les fruits ne sont plus comestibles, la cueillette et la chasse furent interdites, sur cette terre agricole plus rien n'était bon à cultiver. Mais ces hommes et ces femmes se trouvent surtout confrontés à un danger invisible, à cet “atome” comme le nomment les personnes âgées, à cet air radioactif qui sent si fort la mort, une mort nouvelle, autre qui décime aveuglement. Les biélorusses ont du se familiariser à un autre rapport avec la mort et donc à un autre rapport avec l'amour. Réinventer l'amour, mais un amour étouffé par les peurs : la peur d'enfanter un nouveau-né mal formé, un monstre, la peur de la perte brusque de l'être aimé atteint d'un mal inexorable. Un nouveau pêché est même apparu “le pêché d'enfanter... Auparavant, jamais je n'avais entendu de tels mots”, témoigne une jeune fille qui vit dans le “ghetto” de Tchernobyl.
Au-delà de la fiction, le réel à l'état brut
Écrire un tel livre est tout d'abord une courageuse tentative de comprendre la catastrophe elle-même mais aussi ses conséquences, à ce propos un chœur populaire s'interroge : “Nous comparons sans cesse la catastrophe à la guerre. En fait... On peut comprendre la guerre... Mais cela? ” Svetlana Alexievitch n'a pas écrit un roman, une fiction et ce à cause du sujet même du livre qui est et qui reste un sujet hors-norme, parce qu'il n'a pas été encore assimilé dans la conscience des hommes et que les biélorusses commencent à peine à vivre avec. La fiction ici ne peut accomplir son rôle de représentation de la réalité, parce que cette dernière a été rasée, elle en est a un stade apocalyptique où les mots connus par les hommes ne suffisent plus. Tchernobyl nous confronte donc à cette indicible réalité brute et vierge de toute expérience antérieure. Tout au long des monologues et des dialogues des exclamations surgissent de manière récurrente: “ On ne peut pas raconter cela ! On ne peut pas l'écrire !” Non, l'homme en cette fin de siècle ne peut pas encore raconter cette catastrophe et la longue traînée noire qu'elle laisse derrière elle, il ne peut — à l'image de Svetlana Alexievitch— que rapporter des témoignages, des paroles vives et douloureuses des victimes de Tchernobyl.
Un enseignant à l'Université de Gomel qui témoigne dans le livre s'interroge, et derrière cette interrogation perce les doutes de l'auteur elle-même:
“Pourquoi nos écrivains continuent-ils à parler de la guerre, des camps et se taisent sur cela ? Est-ce un hasard ? Je crois que si nous avions vaincu Tchernobyl, il y aurait plus de textes. Ou si nous l'avions compris. Mais nous ne savons pas comment tirer le sens de cette horreur. Nous n'en sommes pas capables. Car il est impossible de l'appliquer à notre expérience humaine ou à notre temps humain... Alors, vaut-il mieux se souvenir ou oublier? ”
Virginie Poitrasson
Œuvres de Svetlana Alexievitch traduites en français:
La Supplication, Paris, J.C.Lattès, 1998, 272 p.
Ensorcelés par la mort, Paris, Plon, 1995, 214 p.
Les cercueils de Zinc, Paris, Bourgeois, 1991, 295 p.
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