En dialogue avec Venus de Rachel Labastie, à La Petite Escalère

 Rachel Labastie, Venus, 2019. Photo Barbara Fecchio (c) Sculpture Nature.

Point de contact

 

I

Au crépuscule, entre les arbres encore humides, je marche au milieu de la fumée qu’exhalent mes narines et mes flancs. Je suis seule, là, dans le jardin. Je marche plus en avant. Mais je marche à côté de moi. Côte à côte avec moi. Je fais quelques pas négligemment et j’entame une reculade. J’essaie de me penser dans cet espace. Mais j’ai du mal à y prendre place. Je songe aux disparus, aux oiseaux, à leurs ailes déployées, à leurs yeux fermés. Je suis seule. J’avance, je recule. La brigade des étourneaux assomme le ciel, met tout à bas, clôture l’horizon. Quelques lignes grises traversent l’arrière du jardin, je m’y adosse. Serait-ce un moyen de prendre place ? Voilà qu’elles s’effritent avec la disparition du soleil. À leur place, il n’y a plus qu’une plaque terne et sombre. Elle m’aplatit un peu plus. Je vais quand même de l’avant. Je m’échappe et je me trouve pourtant ici. Allant et venant, je vais, j’irai et reviendrai. Parce que je suis ici et là. Et j’irai ou non ou jamais. Et je suis là où je serai. Parce que rien ne vient entre moi, sauf les ombres des branches. Écluses de mon corps. Retenues d’eau intérieure. Loin de l’affolement extérieur. Je me découpe au détour de ces branches alors que celles-ci tracent tout aussi bien l’attrait pour la lumière que le plumage des oiseaux. Je passe au travers du feuillage, le sourcil haut, la respiration brève, je m’avance plus en avant mais tout en retrait. Ce soir, il n’y a pas de rire dans le jardin. Les arbres frissonnent, tremblent, frémissent, vibrent. Je jette un coup d’œil, je les écoute puis me détourne, me voici méconnaissable à moi-même. Je ne fais pas semblant.

 

II

Je suis fille de la Terre et du Ciel étoilé, et ma lignée est céleste. Je bois l’eau fraîche qui coule du lac de Mémoire. Je me rêve souveraine. Pure d’entre les purs. Je suis cette femme à quatre têtes et huit bras, aux cheveux branchus et vivants. Je plonge dans les plis de la terre. Quelle sera la forme définitive de mon corps ? Parfois, il devient perméable, comme s’il avait été exposé à une forte chaleur. Et le voilà corps circulaire, pour mieux esquisser la circonférence de ma présence. Comment voler hors du cercle et arriver d’un pied rapide, à la couronne désirée ? J’envisage le grand écart, il m’équilibrera. Parce qu’il faut bien faire des prouesses. Mais je chute. Perdre pied pour mieux avoir prise sur le monde. Pouvoir sans effort entrer et sortir des choses, m’y plonger tout en demeurant sur les bords. Je frôle la surface de l’eau et l’alentour s’amplifie. Me voilà incernable dans ma souplesse, toute suspendue à mon corps. Rayonnante.

 

III

Je ressens des oscillations de présence dans mes jambes. Les lisières me surprennent. Je m’étire sur la pointe des pieds et c’est une nouvelle pensée qui tombe dans l’eau des flaques. Elle s’y reflète de toute son étendue. C’est un endroit et ce n’est pas un endroit. Je pense alors au carrelage bleuté des piscines. Là où les reflets blancs et bleus se matérialisent, révélant un dedans et un dehors, en un flux continu, sur toute la longueur du bassin. Je peux ainsi vérifier où se tient la lisière. Au ras de cette eau chlorée et turquoise. Voilà que je remonte l’échelle, sors de l’eau, m’extirpe de cette liquidité, avide d’un retour vers les choses permanentes. Le point de contact avec le sol me rassure, même si j’ai toujours eu cette réticence à garder les pieds longtemps posés. Dès que c’est possible, je les suspends, les surélève. C’est une forme de respiration. Sur les barreaux d’une chaise, les jambes croisées en tailleur, en position de lotus, une jambe ramenée sous la fesse gauche, tel un échassier peu habile, ou même les jambes ballantes au-dessus du vide. Toujours en l’air. J’ai besoin de cette flottaison, de cette apesanteur, de cette masse liquide qui aspire. Cela m’allège en quelque sorte.

 

 

Là où je me trouve, seul le frôlement des choses est vu comme une solution, sous forme d’une quête de l’épaisseur des faits les plus menus, pour se maintenir un peu là, pour toucher à un semblant de dimension.

 

Virginie Poitrasson - 2020

 

Une commande de La Petite Escalère : https://lpe-jardin.org/evenements/rachel-labastie-a-la-petite-escalere/

 

Pour découvrir le travail de Rachel Labastie : http://www.rachellabastie.net/     


 

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