Le pas-comme-si des choses dans Le Monde

 


Le pas-comme-si des choses paru aux éditions de l'Attente

Le feuilleton. Du côté de chez soi
Claro prend la mesure de sa présence au monde avec Virginie Poitrasson.
LE MONDE DES LIVRES | 25.10.2018 à 07h00 |
Par Claro
(Ecrivain et traducteur)

Le Pas-comme-si des choses, de Virginie Poitrasson, L’Attente, 172 p.,16 €.

On se souvient peut-être de ce que disait Descartes à propos de la cire. Une fois livrée à la flamme, elle change, et change si radicalement qu’on pourrait croire que ce n’est plus la même cire. Seul notre entendement est là pour nous empêcher de nous pincer, ou pour remplacer avantageusement ce pincement. Quant à nous autres, pauvres humains, nous aimerions bien ne pas découvrir que nous ne valons guère mieux que de la cire. Mais trop tard : de cire sans doute nous sommes faits, et notre entendement aura beau mettre en branle la machine cartésienne, rien n’y fera, notre corps n’en finit pas de passer d’un état à l’autre, et pour cela tout lui est flamme, la passion, le deuil, l’ennui, le rêve. Il y a quelque chose en nous d’immensément instable, et c’est sans doute l’un des principaux enjeux de l’écriture que d’inventer, à chaque livre, une poétique de cette instabilité.

Pour Antonin Artaud, par exemple, il est question de se confronter à une « souffrance froide et sans images, sans sentiment, et qui est comme un heurt indescriptible d’avortements » (L’Ombilic des Limbes, Gallimard, 1925). Pour Virginie Poitrasson, dont les Editions de l’Attente viennent de publier "Le Pas-comme-si des choses", l’enjeu est différent, mais l’acuité non moins grande : il s’agit de prendre la mesure de son corps, de ses pensées, de sa présence au monde, alors même qu’on se sent « hors champ », déconnectée, ici et pas ici.

« Combien de corps faut-il donc que je trimbale ? Certains ne sont pas identifiés. » Je est non seulement un autre, mais une foule d’autres, dont certains sont des fantômes, ne rêvons pas, ou plutôt si, rêvons, laissons nos rêves se peupler, nous serons moins seuls, ou seuls différemment.
Bien sûr, le monde ne se borne pas aux autres, il commence tout de suite après la peau, dès l’air, entre nous et le reste, et même entre nous et nous.

Sa lisière n’est jamais nette – où sommes-nous dès que nous fendons l’air du monde ? Les questions et les situations que pose et décrit l’auteure arrivent jusqu’au lecteur dans leur plus simple appareil, pourrait-on dire, portées par une langue fluide et fragile, inquiète et précise. Poitrasson, sans aucun égocentrisme – et ce n’est pas là le moindre miracle de son livre –, interroge cette porosité qui est peut-être une menace, peut-être une protection. « En fait, il n’y a pas de corps, ou plutôt il y a des corps, beaucoup de corps en ce monde, ils s’élancent, glissent, planent, virent de-ci de-là, bondissent tremblants, mais ils ne sont à personne. Véritablement, ils ne sont à personne. » Ne croyez pas le propos abstrait : on est ici au coeur des sensations, dans l’affleurement du sentiment de dépossession, de perte. « C’est juste que je ne peux me résoudre à adopter une formev définitive. » Ceci, aussi : « Mais je marche à côté de moi. » On l’a dit : au commencement était la cire. Quelle flamme, alors ?
Il est très vite question dans le livre d’un décès, d’une noyée, d’une absence ô combien réelle. « On t’a retrouvée. On t’a retrouvée dans les grands fonds. Tu as été ramenée sur nos rivages. » Ces grands fonds, mais aussi ces rivages, l’auteure accepte d’y errer encore, de faire elle-même l’expérience intérieure de la noyade, d’entrer en résonance avec le monde après la perte.

D’approcher au plus près de ce qu’on nomme « sublimation », « quand l’état solide passe directement à l’état gazeux sans passer par l’état liquide, quand la distance entre le vivant et le défunt est remplie par les mots, les objets, les personnes et les gestes courants, tel que faire la vaisselle, quand, choc frontal, on plonge directement dans l’éther, quand le mort (silence) paraît ramené à la vie (mythologie) ». L’au-delà : un lieu devenu soudain paysage intérieur. Changé en maison, plutôt, puisque telle est la sensation décrite par Poitrasson. « Je suis comme ma maison. Avec ses obstacles, ses angles morts, son jeté de lumière, ses rondeurs et veloutés, ses transitions d’une pièce à l’autre. » Page après page, comme on tâtonne dans la pénombre, le « je » du livre nous convie à éprouver plus profondément et plus intelligemment tout ce qui, hors de nous, participe néanmoins de nous. Nos gestes, notre transpiration, nos pensées, ce que nous voyons dans le noir : enclos imprécis qui nous contiennent mal, et dont l’auteure sait rendre les plus infimes vibrations.

Ce qu’on croyait indicible, ou trop immatériel pour être approché, l’auteure le traverse et le rend tangible : « Je sens que je deviens. (…) Je chemine en longeant ma circonférence, elle est vraisemblablement ce qui pourrait me condamner à la perpétuité si je la longe tout du long. Pourtant, je passe constamment du bienvenue à l’adieu, de l’éclosion à la décomposition, de l’étreinte à la rupture. Je suis une transition.» Transition : tel aurait pu être le titre de ce bréviaire de l’oscillation qui, à l’instar des livres de Noémi Lefebvre (tel Poétique de l’emploi (/livres/article/2018/02/08/lefeuilleton-dire-detruit-elle_5253571_3260.html), Verticales, 2018), ose affronter les risques de dissolution afin que l’apparition l’emporte sur l’apparence. Virginie Poitrasson parle à un moment de faire de la langue « une langue revenante ». Une démarche orphique, donc, à la fois humble et têtue, qui éblouit par sa subtilité et sa générosité.

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