Alain Nicolas parle dans l'Humanité d'Angle de lacet de Ben Lerner

 

Séquelle #17 La vue de la lune à travers un mot

Lundi 12 Octobre 2020            L'Humanité                        poésie    séquelles

Oscillant autour de son axe comme un avion à la trajectoire instable, la poésie de Ben Lerner multiplie les points de vue, se décentre pour mettre en échec les actes de langage. Mais peut-être pas les jeux avec les mots…

Ben Lerner 


L’angle de lacet

Texte bilingue

Traduction de l’anglais et postface par Virginie Poitrasson. 

Joca Seria.  206 pages, 15 euros

Quand un avion suit une trajectoire sinueuse qui voit son nez balayer l’espace de gauche à droite et de droite à gauche, on dit qu’il est soumis à un mouvement de lacet. C’est une bonne façon de décrire la manière dont Ben Lerner voit et écrit le monde. D’un peu haut, en regardant dans toutes les directions. 

« LA VUE À VOL D’OISEAU dérobée à l’oiseau »

Ce début d’un des premiers textes du livre pourrait permettre d’y entrer. Rappeler que derrière l’abstraction d’une expression il y a un élément charnel qu’on fait paraître au moment où on constate son exclusion montre qu’il va y avoir du jeu, que le langage n’est pas transparent. Notre accès au monde passe – s’il passe- par des consoles de jeu, des téléphones portables, des trucages de cinéma, des tableaux, des vues aériennes, des dirigeables. Ce qui n’enlève ni chair ni plaisir à ces jeux de sensation et de langage. Bien au contraire : 

« La lune, de manière prévisible est exquise, comme l’est la vue de la lune à travers un mot »

« L’angle de lacet » se présente comme une suite de courts textes, dont les premiers mots sont en capitales. Jeu avec la notion de début ou de titre, mise en évidence de l’arbitraire des commencements ? Notations descriptives, enchaînements d’idées, et même petites scènes. La plupart du temps, il y est question d’un rapport à l’image, - variation de point de vue, dispositif optique, dessin ou peinture, photo, ordinateur – passant par un acte de pensée ou de langage. Rien d’abstrait, mais la mécanique des inférences induit des impasses, des raisonnements circulaires

« IL AVAIT TANT DE RESPECT POUR LA PEINTURE qu’il renonça. Tant de respect pour le renoncement qu’il continua à peindre. Tant de respect pour le figuratif qu’il fit dans l’abstraction. Et pour l’abstraction qu’il suggéra le bout d’un sein ».

Le livre peut ainsi se lire comme une suite de scènes, de portraits, anecdotes logiques et absurdes, qui en appellent sans cesse à la sécurité des structures de l’entendement qu’elles ne cessent de ruiner

« DE MINUSCULES PARTICULES DE DÉBRIS DESCENDENT LENTEMENT et poussent à l’évacuation du concept ». 

Ben Lerner invite son lecteur à s’enfoncer dans les impasses qu’il trace, et à se mettre lui-même en cause. Il s’agit de laisser en évidence la situation de l’être humain contredit par ses propres capacités à dire ou à imaginer. 

« Nous avons volontairement suspendu notre incrédulité à des cordes afin de la manipuler d’en haut.  »

Le lecteur français n’aura pas forcément reconnu l’allusion (familière aux élèves du secondaire anglo-saxons) au « willing suspension of disbelief » de Coleridge qui, selon le poète anglais, constituait la condition de l’adhésion à une fiction. Rappel ironique, qu’on peut lire comme amer, peut-être résigné quand il s’adresse au lecteur qui « lit souvent sans le savoir, absorbe parfois et va jusqu’à énoncer un texte qu’il s’imagine composer, alors qu’en réalité il est en train de lire les mots dessinés par les avions, ceux glissés entre les lignes, ceux qui s’affichent sur les murs. »

« L’Angle de lacet » s’il ne se présente pas comme une œuvre de philosophie du langage, mobilise pourtant une pensée que, de texte en texte, nous voyons opérer, associant des situations concrètes et une proposition concernant l’espace et le discours. Tels le chant du canari ainsi transcrit « UNE PAR LA TERRE, DEUX PAR LA MER » et cette proposition « Un changement abrupt dans la structure de la phrase retourne nos tirs dans notre camp ».

La disjonction provoque évidemment la surprise, qui peut aller jusqu’au malaise, ou au rire, c’est selon. On se sent immédiatement dans le monde du nonsense à la Edward Lear ou Lewis Caroll, en plus allusif, moins affirmé. Le lecteur reste dans l’incertitude, cruellement forcé de choisir entre rejet et complicité. Rien ne tranche au niveau de l’acte de langage même, quoique l’atmosphère soit nettement à la parodie.

L’effet immersif de la succession des textes est pour beaucoup, cependant, dans le plaisir de cette navigation désorientée à quoi nous convie Ben Lerner. L’auteur de « La haine de la poésie » (*) ne cache pas sa volonté de le malmener : 

« Quand le lecteur revient à lui, l’écrivain le frappe de nouveau »

Que suit : 

« Au cas où Dieu ne serait pas mort, nos astronautes ont des armes de poing »

On ne résiste pas. Lire Ben Lerner est une expérience ironique et sérieuse, contaminant au dernier stade tout ce qui peut subsister de confiance en la langue, qui apparaît toujours en retard d’un looping ou d’un tonneau sur le réel ou la volonté de dire. Restent des sensations, des vues, que Ben Lerner cimente d’un « mortier rhétorique », selon la juste formule de Virginie Poitrasson dans sa postface. Pas de « magie des mots », de « puissance des images ». La poésie de Ben Lerner ne sera pas au rendez-vous de la « vieillerie poétique ». C’est un baptême de l’air pour de nouveaux territoires.

(*) L’Humanité du 23/11/2017 https://www.humanite.fr/moi-aussi-je-la-deteste-646034

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